Un arrêt de référence qui interroge
La Croatie est fortement critiquée pour les mauvais traitements infligés aux requérants d’asile. Pourtant, la Suisse multiplie les renvois de personnes qui y ont transité, en s’appuyant sur un arrêt du Tribunal administratif fédéral qui autorise ces renvois. Réflexion d’un représentant juridique des requérants d’asile en Suisse.
Dans un arrêt de référence daté du 22 mars 2023, le Tribunal administratif fédéral (TAF) a clarifié sa position concernant les transferts vers la Croatie, en application du Règlement Dublin, de personnes ayant déposé une demande de protection en Suisse. Cet arrêt a fait l’objet d’une procédure de coordination interne au TAF en raison des questions importantes que soulève la pratique suisse actuelle. C’est en effet dans un contexte de forte augmentation du nombre de procédures Dublin concernant des personnes ayant transité par la Croatie que le TAF s’est prononcé. De nombreux témoignages et rapports attestent des pratiques de refoulements forcés et d’usage disproportionné de la force par les autorités croates aux frontières.
Soulignant la réalité de ces pratiques et rappelant que la Croatie est principalement un pays de transit dans lequel les personnes migrantes ne souhaitent pas demander l’asile, le TAF a néanmoins estimé que la situation différait dès lors qu’elles sont transférées dans le cadre d’une procédure Dublin. Ainsi, l’accès à la procédure d’asile y serait garanti et il n’existerait pas de motifs suffisants pour renoncer aux transferts.
Un bref passage qui laisse des traces
Cet arrêt a eu une résonnance très particulière au sein de l’équipe de la protection juridique de Caritas Suisse, qui, depuis de nombreux mois, accompagne et représente des dizaines de personnes ayant transité par la Croatie. A cet égard, nous avons été frappés par la violence et la répétition des récits quant aux événements survenus en Croatie. Refoulements brutaux et répétés à la frontière avec la Bosnie-Herzégovine et la Serbie, violences verbales, physiques et parfois sexuelles, absence de toute information relative à la procédure d’asile, prise des empreintes digitales et signature de documents sans interprètes et sous la contrainte.
Bien que généralement limité à quelques jours, le passage en Croatie a un impact particulièrement néfaste sur l’état de santé physique et psychique de personnes déjà fragilisées par leur vécu dans le pays d’origine, leur parcours migratoire et l’incertitude intrinsèquement liée à leur procédure d’asile. La perspective d’être renvoyées dans ce pays constitue à cet égard une profonde source d’angoisse qui ravive les traumatismes, récents comme plus anciens, et nécessite bien souvent la mise en place d’un suivi médical conséquent durant le temps de la procédure en Suisse.
La Croatie est-elle crédible ?
En définitive, l’arrêt rendu par le TAF est venu confirmer la pratique très restrictive du Secrétariat d’Etat aux migrations dans l’application du Règlement Dublin pour les personnes enregistrées en Croatie. A plusieurs égards, ces conclusions interrogent.
Sur le plan juridique, la présomption du respect des standards internationaux en matière de droits humains par la Croatie, clé de voûte du système Dublin, peut-elle encore être valablement soutenue à la lumière de ce qui se joue aux frontières de cet Etat ? Peut-on à cet égard réellement considérer que les violations répétées des droits fondamentaux des personnes migrantes aux frontières n’auront pas à nouveau lieu, quand bien même à un degré moindre, à la suite de leur renvoi vers la Croatie ? « J’ai l’intention de me rendre en Croatie dans les mois qui suivent pour voir ce qu’il en est de mes propres yeux, déclarait récemment Christine Schraner Burgener, secrétaire d’État aux migrations. Cela étant, il faut noter que les ministres de l’Intérieur européens, chargés de la migration, sont d’avis que les procédures d’asile y sont menées correctement. »
Sur le plan humain, à quelles conditions d’accueil, de prise en charge médicale et d’accès à une procédure d’asile équitable peuvent s’attendre les personnes renvoyées en Croatie, pays ayant connu un nombre de demandes d’asile record en 2022 mais n’ayant octroyé en tout et pour tout que 21 statuts de protection sur l’ensemble de cette même année ? Comment les femmes, hommes et enfants ayant fui des pays tels que l’Afghanistan, la Turquie ou le Burundi parviendront-ils à panser leurs blessures, visibles ou invisibles, et à se projeter dans l’avenir dans un pays où on leur a manifestement fait comprendre qu’ils n’étaient pas les bienvenus ?
Écrit par Guillaume Bégert, Juriste de la protection juridique dans les Centres fédéraux de Suisse romande*
Pour plus d’information : Fabrice Boulé, fboule@caritas.ch
*La Confédération a mandaté Caritas Suisse pour la représentation et le conseil juridiques en Suisse romande. Au Tessin et en Suisse centrale, ce mandat est mené en collaboration avec SOS Ticino